Jean-Paul Quéinnec, « De l’informe à la dramaturgie sonore au théâtre : le devenir ouvertement déclassé et enjoué d’une scène sans bord », L’annuaire théâtral, no 62 (3e trimestre 2018), p. 95-118.

L’article de Jean-Paul Quéinnec, « De l’informe à la dramaturgie sonore au théâtre : le devenir ouvertement déclassé et enjoué d’une scène sans bord », a le mérite scientifique rare de prendre la forme de son objet. Il se déploie à la façon des dynamiques relationnelles complexes et multiples dont il traite, en nous entraînant dans un système réticulaire et mouvant, voire turbulent, qui n’est pas sans évoquer l’expérience de la création, tant pour les agents humains qui y prennent part que pour les agents non-humains qui y participent.

Traçant ainsi un pont qui nous mène de la pensée intermédiale à la pensée néomatérialiste, avec pour toile de fond l’informe de Bataille revu par Didi-Huberman, Quéinnec montre avec brio comment la scène actuelle, pour maintenir notre « goût barbare de l’expérimental et de l’événementiel », se renouvelle « à travers l’expérience de son débordement » (p. 95). Il montre aussi, avec la même efficacité, comment la théorie et la recherche participent de ce renouvellement par une nouvelle approche des agentivités, en faisant la part belle – et juste – aux agentivités du non-humain.

Après une mise en contexte particulièrement éclairante, au plan théorique, qui mobilise en plus de Bataille et Didi-Huberman, Brecht, Eisenstein et Foucault – pour ne citer qu’eux –, il en arrive à la question centrale des agents en se concentrant sur « un certain théâtre dont la dynamique performative prend source dans une dimension matérielle » (p. 101). Il s’appuie pour cela sur deux productions dont une recherche-création, Liaisons sonores (performance radiophonique), qu’il a lui-même menée de 2012 à 2016, entre le Québec et la France, dans le cadre des travaux de la Chaire de recherche du Canada pour une dramaturgie sonore au théâtre de l’UQAC dont il est le titulaire. La dimension matérielle centrale, ici, est le son que, paradoxalement, l’histoire et la théorie du théâtre avaient grandement négligé jusqu’à une période récente. Le matérialisme, que Quéinnec nous révèle à travers cette œuvre – et par l’expérience qu’on y vit –, « apparaît comme une force non plus discrète mais concrète, en puissance dans la composition de l’œuvre théâtrale et caractérise non pas forcément une idée, mais un processus de formes, une attention faite aux formes » (p. 101). Le pont vers les nouveaux matérialismes est tout naturellement franchi.

Le Prix Jean-Cléo-Godin est donc attribué à Jean-Paul Quéinnec, pour s’être risqué, dans cet article inspirant, à l’extrême bord de la réflexion théorique et de la création artistique actuelles, combinant l’une et l’autre en un ensemble d’une remarquable cohérence.

Carole Fréchette, « Écrire dans “l’entre” », Carole Fréchette, dramaturge. Un théâtre sur le qui-vive, sous la direction de Gilbert David, Montréal, Nota Bene, coll. « Études culturelles », p. 327-334.

Ce court texte de Carole Fréchette, d’abord composé en réponse au titre de l’atelier « L’écriture de Carole Fréchette. Entre le monde et le moi : lectures d’une dramaturgie de l’entre-deux » organisé par Gilbert David à Montréal en 2006, puis réécrit sous forme de coda à l’ouvrage Carole Fréchette, dramaturge. Un théâtre sur le qui-vive, propose une réflexion mûre et approfondie sur l’œuvre dramatique de toute une vie. La pensée réflexive de Fréchette, ainsi apposée au premier ouvrage savant consacré à cette importante dramaturge québécoise, ouvre un dialogue prometteur et fécond à la fois avec sa pratique et avec ceux qui, comme elle, s’y intéressent.

On doit déjà à Carole Fréchette des articles considérables sur les femmes dans la dramaturgie de Michel Tremblay et le théâtre au féminin au Québec. Ici, elle explique et décortique sa propre écriture à partir du concept de l’« entre » qu’elle fait entrer en résonance avec celui de l’« antre ». Dans un premier temps, elle aborde le travail sur les personnages, se glissant « entre la peau et les os », le corps et la voix, le monde et le flux intérieur. Ensuite, elle s’insère « entre le faux et le vrai », théorisant la théâtralité et la métathéâtralité de ses pièces. « Cette méditation n’est jamais le sujet principal de la pièce, mais plutôt un motif caché sous le dessin principal, comme une couche de peinture qui se serait formée à mon insu, à même les couleurs de la toile » (p. 331). Comme les auteurs des textes qui précèdent le sien, Fréchette déplie cette théâtralité « en creux » et en dévoile le « motif caché sous le dessin principal ». Enfin, elle évoque (puis révoque!) son désir comme auteure d’« entrer, furtivement, sous la peau de la pièce elle-même », c’est-à-dire de prendre la parole dans une adresse au public. Écrire dans tous ces « entre », nous dit Fréchette dans la langue imagée qu’on lui connait, c’est vivre intimement (dans l’« antre »!) l’émotion d’« écrire sur un fil » au-dessus du vide.

La réflexion et la pratique du seuil chez Carole Fréchette rappellent les enjeux convoqués par les autres contributeurs à l’ouvrage : corporalité, altérité, énonciation, liminalité et théâtralité. La reconnaissance de ce texte de Fréchette est donc aussi celle de l’ouvrage au complet, de sa construction remarquable par Gilbert David et des contributions importantes sur chaque pièce (Sylvain Lavoie, Pascal Riendeau, Sara Thibault, Karine Cellard, Marion Boudier, Barbara Métais-Chastanier, Francis Ducharme, Nicole Nolette, Marie-Aude Hemmerlé, Gilbert David, Hélène Beauchamp) comme des lectures qui traversent le corpus (Lucie Robert, Hervé Guay, Louise H. Forsyth, Stéphanie Nutting). Le texte de Fréchette vient admirablement clore ce collectif, le résumer, le condenser, en faire ressortir les lignes fortes, le tout avec humilité et perspicacité.